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Les armĂ©es secrètes de l’OTAN (I)

Quand le juge Felice Casson a dévoilé le Gladio…

par Daniele Ganser

Le RĂ©seau Voltaire dĂ©bute la publication en Ă©pisodes de l’ouvrage de rĂ©fĂ©rence sur l’activitĂ© des services secrets de l’OTAN depuis la crĂ©ation de l’Alliance atlantique jusqu’aux annĂ©es 90. Bien qu’il s’agisse du travail d’un historien, cette enquĂŞte sur le Gladio ne ressort pas de l’Histoire, mais bien de notre vie quotidienne. Cette structure secrète est toujours active et les États europĂ©ens sont toujours sous tutelle anglo-saxonne. comme l’ont montrĂ© les enquĂŞtes parlementaires sur les enlèvements perpĂ©trĂ©s par la CIA depuis 2001. Il est impossible de comprendre la politique en Europe sans avoir une connaissance prĂ©cise des rĂ©seaux « Stay-Behind ».
Ce premier article retrace la découverte du Gladio par les magistrats italiens à la fin des années 80.

Réseau Voltaire | Bâle (Suisse) | 17 octobre 2009

Les ruines de la gare de Bologne après sa destruction par les terroristes de l’OTAN (1980).

Le 31 mai 1972, une voiture piégée explosa dans un bois des abords du village de Peteano, en Italie, faisant un blessé grave et un mort parmi les carabiniers, les policiers italiens. Ceux-ci s’étaient rendus sur les lieux à la suite d’un coup de téléphone anonyme. En inspectant une Fiat 500 abandonnée, un carabinier avait ouvert le capot, déclenchant ainsi l’explosion. Deux jours plus tard, un nouveau coup de téléphone anonyme revendiqua l’attentat au nom des Brigades Rouges, un groupuscule terroriste qui tentait à l’époque de renverser l’équilibre du pouvoir en Italie en se livrant à des prises d’otages et à des assassinats planifiés de hauts personnages de l’État. La police se tourna immédiatement vers la gauche italienne et rafla près de 200 communistes. Pendant plus de 10 ans, la population italienne demeura convaincue que l’acte terroriste de Peteano était bien l’œuvre des Brigades Rouges.

Puis, en 1984, Felice Casson, un jeune juge italien, dĂ©cida de rĂ©ouvrir le dossier, intriguĂ© par toute une sĂ©rie d’irrĂ©gularitĂ©s et de falsifications entourant le drame de Peteano. Il dĂ©couvrit que la police n’avait effectuĂ© aucune enquĂŞte sur les lieux. Il s’aperçut Ă©galement que le rapport qui avait conclu Ă  l’époque que les explosifs employĂ©s Ă©taient ceux traditionnellement utilisĂ©s par les Brigades Rouges Ă©tait en rĂ©alitĂ© un faux. Marco Morin, un expert en explosifs de la police italienne, avait dĂ©libĂ©rĂ©ment fourni de fausses conclusions. L’homme Ă©tait membre de l’organisation d’extrĂŞme droite italienne « Ordine Nuovo », et avait, dans le contexte de la Guerre froide, contribuĂ© Ă  son Ă©chelle Ă  ce qu’il considĂ©rait comme une lutte lĂ©gitime contre l’influence des communistes italiens. Le juge Casson parvint Ă  Ă©tablir que, contrairement aux conclusions de Morin, l’explosif utilisĂ© Ă  Peteano Ă©tait du C4, le plus puissant de l’époque et qui figurait Ă©galement dans l’arsenal des forces de l’OTAN. « J’ai simplement voulu jeter un Ă©clairage nouveau sur des annĂ©es de mensonges et de secrets, c’est tout », dĂ©clara plus tard le juge Casson aux journalistes qui l’interrogeaient dans son minuscule bureau du palais de justice, sur les bords de la lagune de Venise. « Je voulais que les Italiens connaissent pour une fois la vĂ©ritĂ©. » [1 ]

Le 24 février 1972, près de Trieste, un groupe de carabiniers tombèrent par hasard sur une cache d’armes renfermant des armes, des munitions et des quantités d’explosif C4, identique à celui utilisé à Peteano. Les policiers étaient convaincus d’avoir découvert l’arsenal d’un réseau criminel. Des années plus tard, l’enquête du juge Casson permit d’établir qu’il s’agissait en fait de l’une des caches souterraines parmi des centaines d’autres aménagées par l’armée secrète stay-behind sous les ordres de l’OTAN et qui portait en Italie le nom de code Gladio (le glaive). Casson remarqua que les services secrets de l’armée italienne et le gouvernement de l’époque s’étaient donné beaucoup de mal pour garder le secret autour de la découverte de Trieste et de son contexte stratégique.

En poursuivant son investigation sur les affaires troubles de Peteano et Trieste, le magistrat dĂ©couvrit avec Ă©tonnement la main, non pas de la gauche italienne, mais des groupuscules d’extrĂŞme droite et des services secrets de l’armĂ©e derrière l’attentat de 1972. L’enquĂŞte du juge rĂ©vĂ©la une collaboration Ă©troite entre l’organisation d’extrĂŞme droite Ordine Nuovo et le SID (Servizio Informazioni Difesa), autrement dit les services secrets de l’armĂ©e italienne. Ensemble, ils avaient prĂ©parĂ© l’attentat de Peteano, puis accusĂ© les militants d’extrĂŞme gauche italiens, les Brigades Rouges. Casson parvint Ă  identifier l’homme qui avait posĂ© la bombe. Vincenzo Vinciguerra, un membre d’Ordine Nuovo. Étant le dernier maillon d’une longue chaĂ®ne de commandement, Vinciguerra ne fut finalement arrĂŞtĂ© que des annĂ©es après les faits. Il passa aux aveux et tĂ©moigna avoir bĂ©nĂ©ficiĂ© de la protection de tout un rĂ©seau de sympathisants en Italie et Ă  l’étranger qui avait couvert sa fuite après l’attentat. « C’est tout un mĂ©canisme qui s’est mis en branle, raconta Vinciguerra, ça signifie que des carabiniers au ministre de l’IntĂ©rieur en passant par les douanes et les services de renseignement civils et militaires, tous avaient acceptĂ© le raisonnement idĂ©ologique qui sous-tendait l’attentat. » [2 ]

Vinciguerra soulignait à juste titre le contexte historique agité dans lequel s’était produit l’attentat de Peteano. Vers la fin des années soixante, avec le début de la révolution pacifiste et les mouvements de protestations étudiants contre la violence en général et la guerre du Vietnam en particulier, l’affrontement idéologique entre la droite et la gauche s’était intensifié en Europe de l’Ouest et aux États-Unis. L’immense majorité des citoyens engagés dans les mouvements sociaux de gauche recouraient à des formes non violentes de contestation. manifestations, actes de désobéissance civique et, surtout, débats animés. Au sein du Parlement italien, le puissant Parti communiste (Partito Communisto Italiano, PCI) et, dans une moindre mesure, le Parti socialiste (Partito Socialisto Italiano, PSI) étaient des sympathisants de ce mouvement. Ils contestaient la politique des États-Unis, la guerre du Vietnam et surtout la répartition du pouvoir en Italie car, en dépit de l’importante majorité dont il disposait au Parlement, le PCI n’avait reçu aucun ministère et demeurait, de ce fait, exclu du gouvernement. La droite italienne avait parfaitement conscience qu’il s’agissait d’une injustice flagrante et d’une violation des principes de base de la démocratie.

C’est dans ce contexte de Guerre froide et de lutte pour le pouvoir que les extrĂŞmes eurent recours au terrorisme en Europe de l’Ouest. Ă€ l’extrĂŞme gauche, les groupes terroristes les plus notoires furent les communistes italiens des Brigades Rouges et la Rote Armee Fraktion allemande ou RAF (Fraction ArmĂ©e Rouge). FondĂ©es par des Ă©tudiants de l’universitĂ© de Trente ignorant tout ou presque des techniques de combat, les Brigades Rouges comptaient dans leurs rangs Margherita Cagol, Alberto Franceschini et Alberto Curcio. Ă€ l’instar de la RAF, ils Ă©taient convaincus de la nĂ©cessitĂ© d’employer la violence pour changer la structure du pouvoir en place qu’ils jugeaient injuste et corrompu. Comme celles de la RAF, les actions menĂ©es par les Brigades Rouges ne visaient pas les populations civiles, mais des individus ciblĂ©s, accusĂ©s d’incarner « l’appareil d’État », tels que des banquiers, des gĂ©nĂ©raux et des ministres qu’elles enlevaient et assassinaient souvent. OpĂ©rant principalement dans l’Italie des annĂ©es soixante-dix, les Brigades Rouges comptèrent 75 morts Ă  leur actif. Puis, Ă  cause de leurs faibles capacitĂ©s stratĂ©giques et militaires et de leur inexpĂ©rience, leurs membres furent arrĂŞtĂ©s au cours de rafles, jugĂ©s et emprisonnĂ©s.

À l’autre extrémité de l’échiquier politique de la Guerre froide, l’extrême droite eut elle aussi recours à la violence. En Italie, son réseau incluait les soldats clandestins du Gladio, les services secrets militaires et des organisations fascistes telles qu’Ordine Nuovo. Contrairement au terrorisme pratiqué par la gauche, celui adopté par la droite visait à répandre la terreur dans toutes les couches de la société par des attentats frappant aveuglément des foules entières, et destinés à faire un maximum de morts, pour pouvoir ensuite en accuser les communistes. Le drame de Peteano, comme l’apprit le juge Casson, s’inscrivait dans ce schéma et entrait dans le cadre d’une série de crimes débutée en 1969. Cette année-là, 4 bombes avaient explosé peu avant Noël dans des lieux publics à Rome et à Milan. Le bilan avait été de 16 morts et 80 blessés, pour la plupart des paysans venus déposer les recettes de leur marché du jour à la Banque Agricole, sur la Piazza Fontana de Milan. Suivant une stratégie machiavélique, la responsabilité de ce massacre avait été imputée aux communistes et à l’extrême gauche, les indices avaient été effacés et une vague d’arrestations s’en était immédiatement suivie. La population dans son ensemble n’avait que très peu de chance de découvrir la vérité étant donné les efforts déployés par les services secrets militaires pour maquiller le crime. À Milan, l’un des engins n’avait pas explosé à cause d’un dysfonctionnement de la minuterie, mais, lors des premières manœuvres de dissimulation, les services secrets la firent exploser sur place, pendant que des composants d’engins explosifs étaient placés dans la villa de Giangiacomo Feltrinelli, célèbre éditeur connu pour ses opinions de gauche. [3 ]

« D’après les statistiques officielles, entre le 1er janvier 1969 et le 31 dĂ©cembre 1987, on a recensĂ© 14 591 actes de violence aux motifs politiques », affirme le sĂ©nateur Giovanni Pellegrino, prĂ©sident de la Commission d’enquĂŞte parlementaire sur Gladio et le terrorisme, rappelant la violence du contexte politique de cette pĂ©riode rĂ©cente de l’histoire italienne. « Il n’est peut-ĂŞtre pas inutile de rappeler que ces “actions” ont tuĂ© 491 personnes et blessĂ©s ou mutilĂ©s 1 181 autres. Des pertes dignes d’une guerre, sans aucun Ă©quivalent en Europe. » [4 ] Ă€ la suite des attentats de la Piazza Fontana en 1969 et de Peteano en 1972, d’autres actes ensanglantèrent le pays. le 28 mai 1974 Ă  Brescia, une bombe fit 8 morts et 102 blessĂ©s parmi les participants Ă  une manifestation antifasciste. Le 4 aoĂ»t 1974, un attentat Ă  bord du train « Italicus Express », qui relie Rome Ă  Munich, tua 12 personnes et en blessa 48. Le point culminant de cette violence fut atteint par un après-midi ensoleillĂ©, le 2 aoĂ»t 1980, jour de la fĂŞte nationale italienne, quand une explosion massive dĂ©vasta le hall d’attente de la seconde classe de la gare de Bologne, tuant 85 personnes et blessant ou mutilant 200 autres. Le massacre de Bologne est l’une des plus importantes attaques terroristes que l’Europe a eu Ă  subir au cours du XXe siècle [5 ].

Contrairement aux membres des Brigades Rouges qui finirent tous par ĂŞtre emprisonnĂ©s, les terroristes d’extrĂŞme droite parvinrent Ă  prendre la fuite après chaque attentat, parce que, comme le fait justement remarquer Vinciguerra, ils purent tous bĂ©nĂ©ficier de la protection de l’appareil sĂ©curitaire et des services secrets de l’armĂ©e italienne. Quand, après plusieurs annĂ©es, le lien fut enfin Ă©tabli entre l’attentat de la Piazza Fontana et la droite italienne, on demanda Ă  Franco Freda, un membre d’Ordine Nuovo, si, avec le recul, il pensait ou non avoir Ă©tĂ© manipulĂ© par des personnages haut placĂ©s, gĂ©nĂ©raux ou ministres. Freda, un admirateur dĂ©clarĂ© d’Hitler qui avait publiĂ© Mein Kampf en italien au sein de sa petite structure d’édition personnelle, rĂ©pondit que selon ses conceptions, tout le monde Ă©tait forcĂ©ment plus ou moins manipulĂ©. « Nous sommes tous manipulĂ©s par des plus puissants que nous », dĂ©clara le terroriste. « En ce qui me concerne, j’admets avoir Ă©tĂ© une marionnette animĂ©e par des idĂ©es mais en aucun cas par les hommes des services secrets, que ce soit ici [en Italie] ou Ă  l’étranger. En d’autres termes, j’ai moi-mĂŞme choisi mon combat et je l’ai menĂ© conformĂ©ment Ă  mes idĂ©es. C’est tout. » [6 ]

En mars 2001, le gĂ©nĂ©ral Giandelio Maletti, ancien patron du contre-espionnage italien, laissa entendre qu’outre celle du rĂ©seau clandestin Gladio, des services secrets militaires italiens et d’un groupuscule de terroristes d’extrĂŞme droite, les tueries qui discrĂ©ditèrent les communistes italiens avaient Ă©galement reçu l’approbation de la Maison-Blanche et de la CIA. Au cours du procès de terroristes d’extrĂŞme droite accusĂ©s d’être impliquĂ©s dans les attentats de la Piazza Fontana, Maletti tĂ©moigna. « La CIA, sur les directives de son gouvernement, souhaitait crĂ©er un nationalisme italien capable d’enrayer ce qu’elle considĂ©rait comme un glissement vers la gauche et, dans ce but, elle a pu utiliser le terrorisme d’extrĂŞme droite. » (. ) « On avait l’impression que les AmĂ©ricains Ă©taient prĂŞts Ă  tout pour empĂŞcher l’Italie de basculer Ă  gauche » expliqua le gĂ©nĂ©ral, avant d’ajouter. « N’oubliez pas que c’est Nixon qui Ă©tait aux affaires et Nixon n’était pas un type ordinaire, un très fin politicien mais un homme aux mĂ©thodes peu orthodoxes. » RĂ©trospectivement, le gĂ©nĂ©ral de 79 ans exprima des critiques et des regrets. « L’Italie a Ă©tĂ© traitĂ©e comme une sorte de protectorat. J’ai honte Ă  l’idĂ©e que nous soyons toujours soumis Ă  un contrĂ´le spĂ©cial. » [7 ]

Dans les dĂ©cennies 1970 et 1980, le Parlement italien, au sein duquel les partis communiste et socialiste dĂ©tenaient une part importante du pouvoir, avait manifestĂ© une inquiĂ©tude grandissante devant cette vague visiblement sans fin de crimes qui ensanglantaient le pays sans que l’on puisse en identifier ni les auteurs ni les commanditaires. MĂŞme si, Ă  l’époque, des rumeurs circulaient dĂ©jĂ  parmi la gauche italienne selon lesquelles ces mystĂ©rieux actes de violence seraient une forme de guerre secrète menĂ©e par les États-Unis contre les communistes italiens, il n’existait aucune preuve permettant d’étayer cette thĂ©orie tirĂ©e par les cheveux. Mais, en 1988, le SĂ©nat italien mandata une commission d’enquĂŞte parlementaire spĂ©ciale prĂ©sidĂ©e par le sĂ©nateur Libero Gualtieri et qui porta le nom Ă©loquent de. « Commission parlementaire du SĂ©nat italien chargĂ©e d’enquĂŞter sur le terrorisme en Italie et les raisons expliquant que les individus responsables des tueries n’ont pu ĂŞtre identifiĂ©s. Le terrorisme, les attentats et le contexte politico-historique. » [8 ] Le travail de la commission s’avĂ©ra extrĂŞmement difficile. Les tĂ©moins refusaient de s’exprimer. Des documents furent dĂ©truits. Et la commission elle-mĂŞme, composĂ©e de reprĂ©sentants des partis de gauche et de droite, fut divisĂ©e sur la question de la vĂ©ritĂ© historique en Italie et sur les conclusions qui devaient ou non ĂŞtre rĂ©vĂ©lĂ©es au grand jour.

Le juge Felice Casson rĂ©vèle l’existence d’un rĂ©seau clandestin crĂ©Ă© par l’OTAN. L’Alliance, officiellement constituĂ©e pour protĂ©ger les États membres, est en rĂ©alitĂ© un protectorat anglo-saxon. Washington et Londres n’ont pas hĂ©sitĂ© Ă  commanditer des attentats terroristes en Italie pour fausser le jeu dĂ©mocratique.

Dans le mĂŞme temps, le juge Casson, sur la base du tĂ©moignage de Vincenzo Vinciguerra, le terroriste de Peteano, et des documents qu’il avait dĂ©couverts, commença Ă  entrevoir la nature de la stratĂ©gie militaire complexe qui avait Ă©tĂ© employĂ©e. Il comprit petit Ă  petit qu’il ne s’agissait pas simplement de terrorisme mais bien de terrorisme d’État, financĂ© par l’argent des contribuables. ObĂ©issant Ă  une « stratĂ©gie de la tension », les attentats visaient Ă  instaurer un climat de tension parmi la population. L’extrĂŞme droite et ses partisans au sein de l’OTAN craignaient que les communistes italiens n’acquissent trop de pouvoir et c’est pourquoi, dans une tentative de « dĂ©stabiliser pour stabiliser », les soldats clandestins membres des armĂ©es de Gladio perpĂ©traient ces attentats dont ils accusaient la gauche. « Pour les services secrets, l’attentat de Peteano s’inscrivait dans ce qui fut appelĂ©e "la stratĂ©gie de la tension" », expliqua le juge Casson au grand public lors d’un reportage de la BBC consacrĂ© Ă  Gladio. « C’est-Ă -dire crĂ©er un climat de tension pour encourager dans le pays les tendances socio-politiques conservatrices et rĂ©actionnaires. Ă€ mesure que cette stratĂ©gie Ă©tait appliquĂ©e sur le terrain, il devenait nĂ©cessaire d’en protĂ©ger les instigateurs car les preuves de leur implication commençaient Ă  apparaĂ®tre. Les tĂ©moins taisaient certaines informations pour couvrir les extrĂ©mistes de droite. » [9 ] Vinciguerra, un terroriste qui, comme d’autres ayant Ă©tĂ© en contact avec la branche Gladio des services secrets militaires italiens, fut tuĂ© pour ses convictions politiques, dĂ©clara. « Il fallait s’en prendre aux civils, aux gens du peuple, aux femmes, aux enfants, aux innocents, aux anonymes sans lien avec un quelconque jeu politique. La raison en Ă©tait assez simple. Ils Ă©taient censĂ©s forcer ces gens, le peuple italien, Ă  s’en remettre Ă  l’État pour demander plus de sĂ©curitĂ©. C’est Ă  cette logique politique qu’obĂ©issaient tous ces meurtres et tous ces attentats qui restent impunis car l’État ne peut s’inculper lui-mĂŞme ou avouer sa responsabilitĂ© dans ce qui s’est passĂ©. » [10 ]

Mais l’horreur de ce plan diabolique n’apparut que progressivement et, aujourd’hui encore, il reste de nombreux liens secrets Ă  Ă©tablir. En outre, tous les documents originaux demeurent introuvables. « Après l’attentat de Peteano et tous ceux qui ont suivi », dĂ©clara Vinciguerra lors de son procès en 1984, « plus personne ne devrait douter de l’existence d’une structure active et clandestine, capable d’élaborer dans l’ombre une telle stratĂ©gie de tueries ». Une structure qui, selon lui, « est imbriquĂ©e dans les organes mĂŞmes du pouvoir. Il existe en Italie une organisation parallèle aux forces armĂ©es, composĂ©e de civils et de militaires, et Ă  vocation anti-soviĂ©tique, c’est-Ă -dire destinĂ©e Ă  organiser la rĂ©sistance contre une Ă©ventuelle occupation du sol italien par l’ArmĂ©e rouge. » Sans citer son nom, ce tĂ©moignage confirma l’existence de Gladio, l’armĂ©e secrète et stay-behind crĂ©Ă©e sur ordre de l’OTAN. Vinciguerra la dĂ©crivit comme « une organisation secrète, une super-organisation disposant de son propre rĂ©seau de communications, d’armes, d’explosifs et d’hommes formĂ©s pour s’en servir ». Le terroriste rĂ©vĂ©la que cette « super-organisation, en l’absence d’invasion soviĂ©tique, reçut de l’OTAN l’ordre de lutter contre un glissement Ă  gauche du pouvoir dans le pays. Et c’est ce qu’ils ont fait, avec le soutien des services secrets de l’État, du pouvoir politique et de l’armĂ©e. » [11 ]

Plus de 20 ans se sont écoulés depuis ce témoignage édifiant du terroriste repenti qui établit, pour la première fois dans l’histoire italienne, un lien entre le réseau stay-behind Gladio, l’OTAN et les attentats à la bombe qui avaient endeuillé le pays. Et c’est seulement aujourd’hui, au bout de toutes ces années, après la confirmation de l’existence de cette armée secrète et la découverte de caches d’armes et d’explosifs que chercheurs et historiens réalisent enfin le sens des propos de Vinciguerra.

Mais peut-on accorder du crédit aux dires de cet homme. Les événements qui suivirent le procès semblent indiquer que oui. L’armée secrète fut découverte en 1990, et, comme pour confirmer indirectement que Vinciguerra avait dit la vérité, le soutien dont il avait joui jusqu’alors en haut lieu lui fut soudain retiré. Contrairement à d’autres terroristes d’extrême droite qui, après avoir collaboré avec les services secrets italiens, étaient ressortis libres, Vinciguerra fut, lui, condamné à la réclusion à perpétuité.

Mais Vinciguerra ne fut pas le premier Ă  rĂ©vĂ©ler le lien entre Gladio, l’OTAN et les attentats, il ne fut d’ailleurs pas non plus le premier Ă  Ă©voquer la conspiration Gladio en Italie. En 1974, dans le cadre d’une enquĂŞte sur le terrorisme d’extrĂŞme droite, le juge d’instruction Giovanni Tamburino avait crĂ©Ă© un prĂ©cĂ©dent en inculpant le gĂ©nĂ©ral Vito Miceli, le chef du SID, les services secrets militaires italiens, pour avoir « promu, mis en place et organisĂ©, avec l’aide de complices, une association secrète regroupant civils et militaires et destinĂ©e Ă  provoquer une insurrection armĂ©e visant Ă  modifier illĂ©galement la Constitution et la composition du gouvernement ». [12 ]

Au cours de son procès, le 17 novembre 1974, Miceli, ancien responsable du Bureau de SĂ©curitĂ© de l’OTAN, rĂ©vĂ©la, furieux, l’existence de l’armĂ©e Gladio qu’il dĂ©crivit comme une branche spĂ©ciale du SID. « Si je disposais d’un super-SID sous mes ordres. Bien sĂ»r. Mais je ne l’ai pas montĂ© moi-mĂŞme dans le but de tenter un coup d’État. Je n’ai fait qu’obĂ©ir aux ordres des États-Unis et de l’OTAN. » [13 ] Grâce Ă  ses solides contacts transatlantiques, Miceli s’en tira Ă  bon compte. Il fut libĂ©rĂ© sous caution et passa 6 mois dans un hĂ´pital militaire. Il fallut attendre encore 16 ans pour que, contraint par les dĂ©couvertes du juge Casson, le Premier ministre Andreotti rĂ©vèle devant le Parlement italien l’existence du rĂ©seau Gladio. En l’apprenant, Miceli entra dans une rage folle. Peu avant sa mort en octobre 1990, il s’emporta. « J’ai Ă©tĂ© emprisonnĂ© parce que je refusais de rĂ©vĂ©ler l’existence de cette super-organisation secrète et voilĂ  qu’Andreotti s’amène devant le Parlement et raconte tout. » [14 ]

En prison, Vinciguerra, le poseur de bombe de Peateano, expliqua au juge Casson que, dans leur entreprise d’affaiblissement de la gauche italienne, les services secrets militaires et le rĂ©seau Gladio avaient reçu l’aide, non seulement d’Ordine Nuovo, mais Ă©galement d’autres organisations d’extrĂŞme droite bien connues, comme Avanguardia Nazionale. « Derrière les terroristes, de nombreuses personnes agissaient dans l’ombre, des gens appartenant ou collaborant Ă  l’appareil sĂ©curitaire. J’affirme que tous les attentats perpĂ©trĂ©s après 1969 s’inscrivaient dans une mĂŞme stratĂ©gie. » Le membre d’Ordine Nuovo Vinciguerra raconta comment lui et ses camarades d’extrĂŞme droite avaient Ă©tĂ© recrutĂ©s pour exĂ©cuter avec l’armĂ©e secrète Gladio les actions les plus sanglantes. « Avanguardia Nazionale, tout comme Ordine Nuovo, Ă©taient mobilisĂ©s dans le cadre d’une stratĂ©gie anticommuniste Ă©manant, non pas de groupuscules gravitant dans les sphères du pouvoir mais bel et bien du pouvoir lui-mĂŞme, et s’inscrivant notamment dans le cadre des relations de l’Italie avec l’Alliance Atlantique. » [15 ]

Le juge Casson fut alarmĂ© par ces rĂ©vĂ©lations. Dans le but d’éradiquer cette gangrène qui rongeait l’État, il suivit la piste de la mystĂ©rieuse armĂ©e clandestine Gladio qui avait manipulĂ© la classe politique italienne pendant la Guerre froide et, en janvier 1990, il demanda aux plus hautes autoritĂ©s du pays la permission d’étendre ses investigations aux archives des services secrets militaires, le Servizio Informazioni Sicurezza Militare (SISMI), nouveau nom que portait le SID depuis 1978. En juillet de la mĂŞme annĂ©e, le Premier ministre Giulio Andreotti l’autorisa Ă  accĂ©der aux archives du Palazzo Braschi, le siège du SISMI Ă  Rome. Le magistrat y dĂ©couvrit pour la première fois des documents attestant de l’existence en Italie d’une armĂ©e secrète au nom de code Gladio, placĂ©e sous les ordres des services secrets militaires et destinĂ©e Ă  mener des opĂ©rations de guerre clandestine. Casson trouva Ă©galement des documents Ă©tablissant l’implication de la plus grande alliance militaire du monde, l’OTAN, et de la dernière superpuissance subsistant, les États-Unis, dans des actes de subversion ainsi que leurs liens avec le rĂ©seau Gladio et des groupuscules terroristes d’extrĂŞme droite en Italie et dans toute l’Europe occidentale. Pour le juge Casson, disposer de ces informations reprĂ©sentait un danger certain, ce dont il avait conscience car, par le passĂ©, d’autres magistrats italiens qui en savaient trop avaient en effet Ă©tĂ© abattus en pleine rue. « De juillet Ă  octobre 1990, j’étais le seul Ă  savoir quelque chose [au sujet de l’OpĂ©ration Gladio], cela aurait pu me porter malheur ». [16 ]

Mais le malheur tant redoutĂ© ne survint pas et Casson fut Ă  mĂŞme de rĂ©soudre le mystère. Se basant sur des documents qu’il avait mis au jour, il prit contact avec la commission parlementaire prĂ©sidĂ©e par le sĂ©nateur Libero Gualtieri et chargĂ©e d’enquĂŞter sur les attentats terroristes. Gualtieri et ses confrères furent inquiets des dĂ©couvertes dont le magistrat leur fit part et reconnurent qu’elles devaient ĂŞtre jointes au travail de la commission car elles expliquaient l’origine des attentats et les raisons pour lesquelles ils Ă©taient restĂ©s impunis depuis tant d’annĂ©es. Le 2 aoĂ»t 1990, les sĂ©nateurs ordonnèrent au chef de l’exĂ©cutif italien, le Premier ministre Giulio Andreotti, « d’informer sous 60 jours le Parlement de l’existence, de la nature et du but d’une structure clandestine et parallèle soupçonnĂ©e d’avoir opĂ©rĂ© au sein des services secrets militaires afin d’influencer la vie politique du pays ». [17 ]

Le lendemain 3 aoĂ»t, le Premier ministre Andreotti se prĂ©senta devant la commission parlementaire et, pour la première fois depuis 1945, confirma, en tant que membre en fonction du gouvernement italien, qu’une organisation de sĂ©curitĂ© agissant sur ordre de l’OTAN avait existĂ© en Italie. Andreotti s’engagea auprès des sĂ©nateurs Ă  leur remettre un rapport Ă©crit sur cette organisation dans un dĂ©lai de soixante jours. « Je prĂ©senterai Ă  cette commission un rapport très dĂ©taillĂ© que j’ai commandĂ© au ministère de la DĂ©fense. Il concerne les opĂ©rations prĂ©parĂ©es Ă  l’initiative de l’OTAN dans l’hypothèse d’une offensive contre l’Italie et de l’occupation de tout ou partie de son territoire. D’après ce qui m’a Ă©tĂ© indiquĂ© par les services secrets, ces opĂ©rations se sont poursuivies jusqu’en 1972. Il a alors Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© qu’elles n’étaient plus indispensables. Je fournirai Ă  la commission toute la documentation nĂ©cessaire, que ce soit sur le sujet en gĂ©nĂ©ral ou sur les dĂ©couvertes du juge Casson dans le cadre de ses investigations sur l’attentat de Peteano. » [18 ]

Âgé de 71 ans à l’époque de son audition, Giulio Andreotti n’avait rien d’un témoin ordinaire. Son passage devant la commission fut l’occasion pour lui de se replonger dans sa très longue carrière politique qui ne connut probablement aucun équivalent en Europe de l’Ouest. À la tête du parti chrétien-démocrate (Democrazia Cristiana Italiana ou DCI) qui, durant toute la Guerre froide, fit office de rempart contre le PCI, Andreotti bénéficiait du soutien des USA. Il connut personnellement chacun des présidents états-uniens et pour de nombreux observateurs, italiens et étrangers, il fut le politicien le plus influent de la Première République italienne (1945-1993).

Aprés des décennies de trucage de la démocratie, Giulio Andreotti vous salue bien.

MalgrĂ© la faible espĂ©rance de vie qui caractĂ©risa les gouvernements de la fragile Première RĂ©publique, Andreotti parvint habilement Ă  se maintenir au pouvoir Ă  la faveur de nombreuses coalitions et Ă  devenir une figure incontournable du Palazzo Chigi, le siège du gouvernement italien. NĂ© Ă  Rome en 1919, Andreotti devint ministre de l’IntĂ©rieur Ă  35 ans avant d’établir un vĂ©ritable record en occupant 7 fois le siège de Premier ministre et en se voyant confier successivement pas moins de 21 portefeuilles ministĂ©riels, dont, Ă  7 reprises, celui des Affaires Ă©trangères. Ses partisans le comparaient Ă  Jules CĂ©sar et l’appelaient le « Divin Giulio » ; ses dĂ©tracteurs quant Ă  eux voyaient en lui l’archĂ©type du magouilleur et le surnommaient « l’Oncle ». On raconte que son film de gangster prĂ©fĂ©rĂ© Ă©tait Les Affranchis Ă  cause de la rĂ©plique de Robert De Niro. « Ne balance jamais tes potes et Ă©vite de trop parler ». La plupart des observateurs s’accordent Ă  dire que ce sont les talents de stratège du Divin Giulio qui lui permirent de survivre aux nombreux forfaits et intrigues du pouvoir dans lesquels il fut très souvent directement impliquĂ©. [19 ]

En rĂ©vĂ©lant l’existence de l’OpĂ©ration Gladio et des armĂ©es secrètes de l’OTAN, « l’Oncle » avait finalement dĂ©cidĂ© de rompre la loi du silence. Quand la Première RĂ©publique s’effondra Ă  la fin de la Guerre froide, le puissant Andreotti, qui n’était alors plus qu’un vieillard, fut traĂ®nĂ© devant maints tribunaux l’accusant d’avoir manipulĂ© les institutions politiques, d’avoir collaborĂ© avec la mafia et d’avoir secrètement ordonnĂ© l’assassinat d’opposants politiques. « La justice italienne est devenue folle », s’écria en novembre 2002 le Premier ministre Silvio Berlusconi quand la Cour d’appel de PĂ©rouse condamna Andreotti Ă  24 ans de prison. Tandis que les juges recevaient des menaces de mort et Ă©taient placĂ©s sous protection policière, les chaĂ®nes de tĂ©lĂ©vision interrompirent la diffusion du football pour annoncer qu’Andreotti avait Ă©tĂ© reconnu coupable d’avoir chargĂ© le parrain de la mafia Gaetano Badalamenti d’assassiner, en 1979, le journaliste d’investigation Mino Pirelli dans le but de taire la vĂ©ritĂ© sur l’assassinat du prĂ©sident de la RĂ©publique italienne, le chrĂ©tien-dĂ©mocrate Aldo Moro. L’Église catholique tenta de sauver la rĂ©putation du Divin Giulio. accablĂ© par ces informations, le cardinal Fiorenzo Angelini dĂ©clara. « JĂ©sus-Christ aussi a Ă©tĂ© crucifiĂ© avant de ressusciter ». Cependant, malgrĂ© toutes l’inquiĂ©tude suscitĂ©e, Andreotti ne finit pas ses jours derrière les barreaux. les verdicts furent cassĂ©s en octobre 2003 et « l’Oncle » fut Ă  nouveau libre.

Au cours de ses premières rĂ©vĂ©lations sur l’OpĂ©ration Gladio devant les sĂ©nateurs italiens le 3 aoĂ»t 1990, Andreotti avait bien pris soin de prĂ©ciser que « ces opĂ©rations [s’étaient] poursuivies jusqu’en 1972 » afin de se prĂ©server d’éventuelles rĂ©percussions. En effet, en 1974, alors ministre de la DĂ©fense, il avait officiellement dĂ©clarĂ© dans le cadre d’une enquĂŞte sur des attentats commis par l’extrĂŞme droite. « J’affirme que le chef des services secrets a, Ă  plusieurs reprises, explicitement exclu l’existence d’une organisation secrète de quelque nature ou dimension que ce soit ». [20 ] En 1978, il avait fourni un tĂ©moignage similaire devant des juges enquĂŞtant sur l’attentat perpĂ©trĂ© par l’extrĂŞme droite Ă  Milan.

Lorsque la presse italienne rĂ©vĂ©la que l’armĂ©e secrète Gladio, loin d’avoir Ă©tĂ© dissoute en 1972, Ă©tait toujours active, le mensonge d’Andreotti ne tint plus. Dans les semaines qui suivirent, en aoĂ»t et septembre 1990, contrairement Ă  son habitude, le Premier ministre communiqua abondamment avec l’étranger, chercha Ă  contacter et s’entretint avec de nombreux ambassadeurs. [21 ] Comme le soutien international tardait Ă  venir, Andreotti, qui craignait pour sa place, passa Ă  l’offensive et tenta de souligner l’importance du rĂ´le de la Maison-Blanche et de nombreux autres gouvernements d’Europe de l’Ouest qui, non seulement avaient conspirĂ© dans cette guerre secrète contre les communistes, mais y avaient pris une part active. Cherchant Ă  attirer l’attention sur l’implication de pays Ă©trangers, il eut recours Ă  une stratĂ©gie efficace quoique plutĂ´t risquĂ©e. Le 18 octobre 1990, il dĂ©pĂŞcha de toute urgence un messager du Palazzo Chigi Ă  la Piazza San Macuto oĂą siĂ©geait la commission parlementaire. Le coursier transmit le rapport intitulĂ© « Un SID parallèle - Le cas Gladio » au secrĂ©taire de la rĂ©ception du Palazzo Chigi. Un membre de la commission parlementaire, le sĂ©nateur Roberto Ciciomessere, apprit par hasard que le rapport d’Andreotti avait Ă©tĂ© livrĂ© et confiĂ© au secrĂ©taire du Palazzo Chigi. En parcourant le texte, le sĂ©nateur fut grandement surpris de constater qu’Andreotti ne se contentait pas de fournir une description de l’OpĂ©ration Gladio mais que, contrairement Ă  sa dĂ©claration du 3 aoĂ»t, il reconnaissait que l’organisation Ă©tait toujours active.

Le sĂ©nateur Ciciomessere en demanda une photocopie, mais on la lui refusa, sous prĂ©texte que, selon la procĂ©dure en vigueur, c’était le prĂ©sident de la commission, le sĂ©nateur Gualtieri, qui devait en premier prendre connaissance du rapport. Cependant Gualtieri ne put jamais lire cette première version du rapport d’Andreotti sur le rĂ©seau Gladio. Au moment oĂą, trois jours plus tard, celui-ci s’apprĂŞtait Ă  ranger le prĂ©cieux document dans sa mallette afin de l’emporter chez lui pour le lire durant le week-end, il reçut un appel du Premier ministre l’informant qu’il avait immĂ©diatement besoin du rapport « afin d’en retravailler quelques passages ». Gualtieri fut embarrassĂ©, mais accepta finalement Ă  contrecĹ“ur de renvoyer le document au Palazzo Chigi, après en avoir rĂ©alisĂ© des photocopies. [22 ] Ces mĂ©thodes inhabituelles auxquelles recourut Andreotti provoquèrent un tollĂ© dans toute l’Italie et ne firent qu’accroĂ®tre la suspicion. Les journaux titrèrent « OpĂ©ration Giulio », en rĂ©fĂ©rence Ă  l’OpĂ©ration Gladio, et entre 50 000 et 400 000 citoyens indignĂ©s, inquiets et furieux participèrent Ă  une marche organisĂ©e par le PCI dans le centre de Rome, l’une des plus importantes manifestations de cette pĂ©riode, scandant et brandissant des banderoles portant le slogan. « Nous voulons la vĂ©ritĂ© ». Certains dĂ©filaient dĂ©guisĂ©s en gladiateurs. Sur la Piazza del Popolo, le leader du PCI Achille Occhetto annonça Ă  la foule que cette marche obligerait le gouvernement Ă  rĂ©vĂ©ler les sombres vĂ©ritĂ©s tues depuis tant d’annĂ©es. « Nous sommes ici pour obtenir la vĂ©ritĂ© et la transparence ». [23 ]

Le 24 octobre, le sĂ©nateur Gualtieri eut Ă  nouveau entre les mains le rapport d’Andreotti sur le « SID parallèle ». AmputĂ©e de 2 pages, cette version finale n’en comptait plus que 10. Le parlementaire la compara aux photocopies de la première version et remarqua immĂ©diatement que des passages sensibles relatifs aux connexions internationales et Ă  des organisations similaires Ă  l’étranger avaient Ă©tĂ© supprimĂ©s. De surcroĂ®t, toutes les allusions Ă  l’organisation secrète, auparavant formulĂ©es au prĂ©sent, suggĂ©rant ainsi une survivance, l’étaient dĂ©sormais au passĂ©. La stratĂ©gie d’Andreotti consistant Ă  envoyer un document puis Ă  le rĂ©cupĂ©rer pour le modifier avant de le renvoyer Ă  nouveau ne pouvait Ă©videmment pas faire illusion. Les observateurs s’accordèrent Ă  dire que cette manĹ“uvre attirerait immanquablement l’attention sur les passages supprimĂ©s, en l’occurrence sur la dimension internationale de l’affaire, et auraient ainsi pour effet d’allĂ©ger la culpabilitĂ© du Premier ministre. Cependant, aucun renfort ne vint de l’étranger.

Dans la version finale de son rapport, Andreotti expliquait que Gladio avait Ă©tĂ© conçu dans les pays membres de l’OTAN comme un rĂ©seau de rĂ©sistance clandestin destinĂ© Ă  lutter contre une Ă©ventuelle invasion soviĂ©tique. Au lendemain de la guerre, les services secrets de l’armĂ©e italienne, le Servizio di Informazioni delle Forze Armate (SIFAR), le prĂ©dĂ©cesseur du SID, et la CIA avaient signĂ© « un accord portant sur l’"organisation et l’activitĂ© d’un rĂ©seau clandestin post-invasion", un accord dĂ©signĂ© sous le nom Stay Behind. dans lequel Ă©taient renouvelĂ©s tous les engagements antĂ©rieurs impliquant l’Italie et les États-Unis ». La coopĂ©ration entre la CIA et les services secrets militaires italiens, comme le prĂ©cisait Andreotti dans son rapport, Ă©tait supervisĂ©e et coordonnĂ©e par les centres chargĂ©s des opĂ©rations de guerre clandestine de l’OTAN. « Une fois constituĂ©e cette organisation de rĂ©sistance secrète, l’Italie Ă©tait appelĂ©e Ă  participer (. ) aux tâches du CPC (Clandestine Planning Committee), fondĂ© en 1959, opĂ©rant au sein du SHAPE [Supreme Headquarters Allied Powers Europe, le quartier gĂ©nĂ©ral des puissances europĂ©ennes de l’OTAN] (. ) ; en 1964, les services secrets italiens intĂ©grèrent Ă©galement l’ACC (Allied Clandestine Committee). » [24 ]

L’armĂ©e secrète Gladio, comme le rĂ©vĂ©la Andreotti, disposait d’un armement considĂ©rable. L’équipement fourni par la CIA avait Ă©tĂ© enterrĂ© dans 139 caches rĂ©parties dans des forĂŞts, des champs et mĂŞme dans des Ă©glises et des cimetières. D’après les explications du Premier ministre, ces arsenaux contenaient « des armes portatives, des munitions, des explosifs, des grenades Ă  main, des couteaux, des dagues, des mortiers de 60 mm, des fusils sans recul de calibre 57, des fusils Ă  lunette, des transmetteurs radio, des jumelles et d’autres Ă©quipements divers ». [25 ] Outre des protestations dans la presse et parmi la population contre les agissements de la CIA et la corruption du gouvernement, les rĂ©vĂ©lations fracassantes d’Andreotti donnèrent Ă©galement lieu Ă  une vĂ©ritable chasse aux caches d’armes. Le père Giuciano se souvient du jour oĂą les journalistes ont investi son Ă©glise Ă  la recherche des secrets enfouis de Gladio, animĂ©s d’intentions ambiguĂ«s. « J’ai Ă©tĂ© prĂ©venu dans l’après-midi quand deux journalistes d’Il Gazzettino sont venus me demander si je savais quelque chose Ă  propos de dĂ©pĂ´ts de munitions ici, dans l’église. Ils ont commencĂ© Ă  creuser Ă  cet endroit et ont tout de suite trouvĂ© deux caisses. Mais le texte indiquait aussi de chercher Ă  environ 30 centimètres de la fenĂŞtre. Ils ont donc repris leurs fouilles par lĂ -bas. Ils ont mis une des boĂ®tes Ă  l’écart car elle contenait une bombe au phosphore. Les carabiniers sont sortis pendant que deux experts ouvraient la boĂ®te. Il y en avait encore une autre contenant deux mitraillettes. Toutes les armes Ă©taient neuves, en parfait Ă©tat. Elles n’avaient jamais servi. » [26 ]

Contrairement Ă  ce qu’avait indiquĂ© dans les annĂ©es 1980 le terroriste Vinciguerra, Andreotti insistait sur le fait que les services secrets militaires italiens et les membres de Gladio n’étaient en rien impliquĂ©s dans la vague d’attentats qui avait frappĂ© l’Italie. Selon lui, avant son recrutement, chaque Gladiateur subissait des tests intensifs et devait se « conformer rigoureusement » Ă  la loi rĂ©gissant le fonctionnement des services secrets afin de prouver sa « fidĂ©litĂ© absolue aux valeurs de la Constitution rĂ©publicaine antifasciste ». La procĂ©dure visait Ă©galement Ă  exclure tous ceux occupant une fonction administrative ou politique. En outre, toujours selon Andreotti, la loi stipulait que « les Ă©lĂ©ments prĂ©sĂ©lectionnĂ©s n’aient pas de casier judiciaire, ne soient nullement engagĂ©s politiquement et ne participent Ă  aucun mouvement extrĂ©miste d’aucune sorte ». Dans le mĂŞme temps, Andreotti signalait que les membres du rĂ©seau ne pouvaient ĂŞtre entendus par la justice et que leurs identitĂ©s ainsi que d’autres dĂ©tails concernant l’armĂ©e secrète Ă©taient classĂ©s secret-dĂ©fense. « L’OpĂ©ration, en raison de ses modes concrets d’organisation et d’action - tels que prĂ©vus par les directives de l’OTAN et intĂ©grĂ©s Ă  sa structure spĂ©cifique - doit ĂŞtre mise au point et exĂ©cutĂ©e dans le secret le plus absolu. » [27 ]

Les rĂ©vĂ©lations d’Andreotti sur le « SID parallèle » bouleversèrent l’Italie. Beaucoup acceptaient difficilement l’idĂ©e d’une armĂ©e secrète dirigĂ©e par la CIA et l’OTAN en Italie et Ă  l’étranger. Une telle structure pouvait-elle seulement ĂŞtre lĂ©gale. Le quotidien italien La Stampa fut particulièrement dur. « Aucune raison d’État ne peut justifier que l’on entretienne, couvre ou dĂ©fende une structure militaire secrète composĂ©e d’élĂ©ments recrutĂ©s sur des critères idĂ©ologiques - dĂ©pendant ou, au minimum, sous l’influence d’une puissance Ă©trangère - et servant d’instrument pour un combat politique. Il n’y a pas de mot pour qualifier cela si ce n’est haute trahison ou crime contre la Constitution. » [28 ] Au SĂ©nat italien, des reprĂ©sentants du parti Vert, du Parti communiste et du parti des IndĂ©pendants de gauche accusèrent le gouvernement d’avoir utilisĂ© les unitĂ©s de Gladio pour pratiquer une surveillance du territoire et perpĂ©trer des attentats terroristes afin de conditionner le climat politique. Mais le PCI Ă©tait surtout convaincu que, depuis le dĂ©but de la Guerre froide, la vĂ©ritable cible du rĂ©seau Gladio avait Ă©tĂ©, non pas une armĂ©e Ă©trangère, mais les communistes italiens eux-mĂŞmes. Les observateurs soulignaient qu’« avec ce mystĂ©rieux SID parallèle, fomentĂ© pour faire obstacle Ă  un impossible coup d’État de la gauche, nous avons surtout risquĂ© de nous exposer Ă  un coup d’État de la droite (. ) Nous ne pouvons croire Ă  cela (. ), que ce super-SID ait Ă©tĂ© acceptĂ© comme un outil militaire destinĂ© Ă  opĂ©rer “dans le cas d’une occupation ennemie”. Le seul vĂ©ritable ennemi est et a toujours Ă©tĂ© le parti communiste Italien, c’est-Ă -dire un ennemi de l’intĂ©rieur. » [29 ]

Bien dĂ©cidĂ© Ă  ne pas assumer seul une telle responsabilitĂ©, le Premier ministre Andreotti, le jour mĂŞme oĂą il prĂ©senta son rapport final sur Gladio, se prĂ©senta devant le Parlement italien et dĂ©clara. « Chaque chef de gouvernement Ă©tait informĂ© de l’existence de Gladio ». [30 ] Cette dĂ©claration provoqua un profond embarras et compromit, entre autres, les anciens Premiers ministres comme le socialiste Bettino Craxi (1983-1987), Giovanni Spadolini du Parti rĂ©publicain (1981-1982), alors prĂ©sident du SĂ©nat, Arnaldo Forlani (1980-1981), qui Ă©tait en 1990 secrĂ©taire de la DCI alors aux affaires et Francesco Cossiga (1978-1979) qui Ă©tait alors prĂ©sident de la RĂ©publique. PlongĂ©s brusquement au cĹ“ur de la tourmente par les rĂ©vĂ©lations d’Andreotti, ces hauts dignitaires rĂ©agirent de manière confuse. Craxi prĂ©tendit n’en avoir jamais Ă©tĂ© informĂ© jusqu’à ce qu’on lui montre un document relatif au Gladio signĂ© de sa main Ă  l’époque oĂą il Ă©tait Premier ministre. Spadolini et Forlani furent frappĂ©s de la mĂŞme amnĂ©sie, mais durent eux aussi revenir sur leurs dĂ©clarations. Spadolini provoqua l’amusement du public en prĂ©cisant qu’il fallait distinguer entre ce qu’il savait en tant que ministre de la DĂ©fense et ce dont il avait Ă©tĂ© informĂ© en tant que Premier ministre.

Seul Francesco Cossiga, prĂ©sident de la RĂ©publique depuis 1985, assuma pleinement son rĂ´le dans la conspiration. Pendant une visite officielle en Écosse, il annonça qu’il Ă©tait mĂŞme « heureux et fier » d’avoir contribuĂ© Ă  crĂ©er l’armĂ©e secrète en sa qualitĂ© de chargĂ© des questions de DĂ©fense au sein de la DCI dans les annĂ©es cinquante. [31 ] Il dĂ©clara que tous les Gladiateurs Ă©taient de bon patriotes et tĂ©moigna en ces termes. « Je considère cela comme un grand privilège et une marque de confiance (. ) d’avoir Ă©tĂ© choisi pour cette tâche dĂ©licate (. ) Je dois dire que je suis fier que nous ayons pu garder ce secret pendant 45 ans. » [32 ] En embrassant ainsi la cause de l’organisation impliquĂ©e dans des actes de terrorisme, le prĂ©sident s’exposa, Ă  son retour en Italie, Ă  une tempĂŞte politique et Ă  des demandes de dĂ©mission et de destitution pour haute trahison Ă©manant de tous les partis. Le juge Casson eut l’audace de l’appeler Ă  tĂ©moigner devant la commission d’enquĂŞte sĂ©natoriale. Cependant le prĂ©sident, qui n’était visiblement plus aussi « heureux », refusa avec colère et menaça de clore toute l’enquĂŞte parlementaire sur Gladio. « Je vais renvoyer devant le Parlement l’acte Ă©tendant ses pouvoirs et, s’il l’approuve une nouvelle fois, je rĂ©-examinerai le texte afin de dĂ©couvrir si les conditions sont rĂ©unies pour y opposer un refus [prĂ©sidentiel] dĂ©finitif de le promulguer ». [33 ] Cette menace ne s’appuyant sur aucune disposition constitutionnelle, les critiques commencèrent Ă  s’interroger sur la santĂ© mentale du prĂ©sident. Cossiga dĂ©missionna de la prĂ©sidence en avril 1992, trois mois avant le terme de son mandat. [34 ]

Dans une allocution publique prononcĂ©e devant le SĂ©nat italien le 9 novembre 1990, Andreotti souligna une nouvelle fois que l’OTAN, les États-Unis et de nombreux pays d’Europe de l’Ouest, parmi lesquels l’Allemagne, la Grèce, le Danemark et la Belgique, Ă©taient impliquĂ©s dans la conspiration stay-behind. Pour prouver ces allĂ©gations, des donnĂ©es confidentielles furent divulguĂ©es Ă  la presse, le magazine politique italien Panorama diffusa l’intĂ©gralitĂ© du document Le SID parallèle - Le cas Gladio . qu’Andreotti avait remis Ă  la commission parlementaire. Quand les autoritĂ©s françaises tentèrent de nier leur implication dans le rĂ©seau international Gladio, Andreotti rĂ©torqua implacablement que la France avait elle aussi participĂ© secrètement Ă  la dernière rĂ©union du comitĂ© directeur de Gladio, l’ACC, qui s’était tenue Ă  Bruxelles Ă  peine quelques semaines plus tĂ´t, les 23 et 24 octobre 1990. Sur quoi, quelque peu embarrassĂ©e, la France dut reconnaĂ®tre sa participation Ă  l’opĂ©ration. Dès lors, la dimension internationale de cette guerre secrète ne pouvait plus ĂŞtre dĂ©mentie et le scandale ne tarda pas Ă  gagner toute l’Europe de l’Ouest. Puis, suivant le tracĂ© des zones d’appartenance Ă  l’OTAN, il se propagea bientĂ´t aux USA. La commission du Parlement italien chargĂ©e d’enquĂŞter sur Gladio et sur les attentats perpĂ©trĂ©s dans le pays conclut. « Ces tueries, ces bombes, ces opĂ©rations militaires ont Ă©tĂ© organisĂ©es, encouragĂ©es ou soutenues par des personnes travaillant pour les institutions italiennes et, comme il a Ă©tĂ© dĂ©couvert plus rĂ©cemment, par des individus liĂ©s aux structures du renseignement Ă©tats-unien ». [35 ]